Océane

Je reviens sur « 3 raisons d'abandonner LiberaPay », un billet insultant envers le travail de son développeur, et j'en suis désolée.

neox m'a dit que les logiciels 100 % libres visaient à fournir une alternative plus éthique aux utilisataires. L'objectif n'est pas de manipuler les gens et de les inciter à se servir de logiciels libres, au détriment de leurs objectifs personnels, mais de fournir cette possibilité à des communautés : il me semble que la morale concerne l'intelligence communautaire individuelle, et l'éthique l'intelligence communautaire collective. Les logiciels libres sont plus éthiques parce qu'ils sont in fine nécessaires à la bonne santé des communautés : elles doivent pouvoir maîtriser leurs moyens numériques de communication et de coordination, paiement, gestion de tâches, etc. L'usage d'un logiciel libre doit donc être le sujet d'une discussion collective, et à l'inverse en aucun cas un simple boycott individuel, qui compromettrait les objectifs de la communauté.

La question que j'ai tenté de soulever dans « Quand un site web vous dit qui il est pour la première fois, croyez-le » est la suivante :

  1. les programmes scolaires sont désocialisés, déconnectés de l'objet de toute connaissance, qui est la cohérence de l'action aux objectifs individuels et communautaires,
  2. des élèves manquant du capital culturel nécessaire, extra-scolaire (dans des livres), tentent d'extraire la substantifique moelle de manuels réduits à des images et à des encadrés,
  3. iels entrent dans une culture de la persévérance pour la persévérance, autrement dit de déni mâtiné de culpabilité,
  4. c'est dans ce cadre qu'iels tentent de comprendre, par exemple, Twitter, en persévérant via ses affordances internes plutôt qu'en devenant la seule population à laquelle ce récène capitaliste est utile, les cadres, et
  5. c'est aussi dans ce cadre que des minorités de genre s'accrochent à des relations toxiques et notamment à des manipulataires, voire à des prédataires : « je peux le changer » ; « si je travaille suffisamment et suffisamment bien, alors je mériterai d'être heureux·se ».

Un usage des logiciels libres plus pour la forme que pour le fond, et notamment plus par conditionnement opérant, celui de l'addiction aux récènes capitalistes, que par usage éclairé et consensuel au sein d'une communauté, alors déconnecté de toute idée de cohérence de l'action, entre dans ce cadre. À ce titre, la manière dont les récènes brassent la communication de la FSF peut faire du mal aux « libristes » et aussi renforcer d'autres schémas de persévérance dans des relations toxiques (dont les récènes capitalistes, des communautés de développement informatique, leurs couples, etc.), mais le problème n'est pas le travail de la FSF, qui est d'auditer et de développer des logiciels libres, et qu'elle fait bien. Le problème est de croire que les logiciels libres seraient l'alpha et l'omega de l'éthique, plutôt qu'un critère parmi d'autres, au rang desquels on compte également l'expérience utilisataire, dont l'internationalisation ; les affordances proprement communautaires ; celles de coordination/création/gestion de tâches ; etc.

Un autre problème avec cette incompréhension est un déplacement des enjeux des logiciels libres des communautés aux développeur·euses : par définition, une communauté œuvrant pour une société plus éthique est une communauté de militant·es, ou pour le dire autrement d'activistes. L'usage des logiciels libres, par toute communauté, est plus éthique car – face à des logiciels propriétaires permettant de faire les mêmes choses de la même manière – ils permettent des communications plus confidentielles et plus résilientes. La santé même de toute communauté – communauté de voisin·es, de collègues, ou conjugale – est un enjeu politique ; c'est d'autant plus vrai concernant des communautés visant à préserver et améliorer la santé de nos communautés ; or utiliser des logiciels libres empêche l'exécution arbitraire de code sur simple requête administrative : même l'organisation développant le logiciel devrait alors s'y introduire en exploitant des failles de sécurité. Par ailleurs, la possibilité de reprendre le développement du logiciel à un état antécédent empêche (raisonnablement) de le lier à une organisation et diminue les possibilités d'emprise de développeur·euses comme Microsoft : cette entreprise a des intérêts à nous faire utiliser le web et à réduire notre culture numérique, ce qui nous amène à utiliser des récènes capitalistes comme Facebook ou Twitter, et ce qui dégrade le temps et l'attention, c'est-à-dire le care, que des membres d'une communauté, notamment domestique, peuvent se consacrer les un·es aux autres. Voici dans quelle mesure utiliser des logiciels libres sera intrinsèquement plus éthique.

Réduire l'éthique aux licences logicielles utilisées, plutôt qu'aux usages faits de ces logiciels, déplace ces enjeux des communautés (et donc des utilisataires en faisant partie) aux développeur·euses : or tout le monde n'a pas les compétences nécessaires pour maintenir de l'infrastructure technique, ni même suffisamment de temps libre pour apprendre à le faire. Imposer un tel déplacement des enjeux éthiques des logiciels libres, c'est les rendre hors de notre portée, à moins de sacrifier notre vie familiale, notre hygiène de vie, et nos études au profit d'une formation autodidacte en administration système (ce que j'ai fait). On se retrouve ainsi avec des communautés d'utilisataires commentant, sans compétence réelle, sans trop savoir de quoi iels parlent, les enjeux techniques de tels logiciels, qui parlant de modèle de menace, qui parlant de performances sur des architectures ARMv7. Ces personnes sont incapables de former des communautés – pour des raisons qui dépassent un peu le cadre de ce billet – et surtout sont incitées à un déplacement spectaculaire et formel vers l'infiniment petit, de manière complètement déconnectée des enjeux de toute connaissance et donc tellement contraire à ceux de l'internet qu'elle ne peut être qu'un produit d'importation.

À Solidaires Étudiant·es, une militante a dit que le militantisme était une activité sacrificielle, ce qui expliquait le manque de participation des hommes (de mémoire, tous cisgenres) dans le syndicat. Cette militante a subi de la maltraitance organisationnelle, et des camarades m'ont confirmé que « la période 2018-2020 a été horrible pour de nombreuses personnes, c'est pour ça qu'on a mis des mesures en place pour que ça ne se reproduise plus » (et force est de constater que les réunions syndicales aujourd'hui sont tout l'inverse de ce que j'y ai vécu il y a 5 ans).

En apparence, cette idée semble contredire la suivante : on ne peut pas s'acquitter correctement de ses responsabilités envers des communautés auxquelles on appartient sans s'acquitter correctement des siennes envers soi-même. Ce n'est pas une simple question de priorités – prendre soin de soi avant de prendre soin des autres – : faire passer ses propres besoins au second plan, c'est vider son appartenance à une communauté de son sens ; rappelons qu'Ursula K. Le Guin a qualifié le masculinisme d'essence complémentaire du féminisme, et considérons que le syndicalisme pourrait correspondre à la défense de cette « essence » masculine : alors le syndicalisme pourrait être perçu comme la défense de son identité, de sa dignité en tant que travailleur et à travers cette catégorie en tant qu'homme ; un tel raisonnement éclairerait l'intégration un peu chaotique, bien que nécessaire, du féminisme dans les luttes syndicales.

C'est ainsi parce que le militantisme est une activité de défense de son rapport social à ses communautés qu'il est impossible de faire passer la satisfaction de ses propres besoins anthropologiques – ménage, alimentation, sommeil – après ceux de ses communautés. C'est aussi car une personne incapable d'assurer ses propres besoins et se mettant en tête d'intégrer en plus, dans son emploi du temps, ceux d'autrui mettra toujours ces deux plans en concurrence, avec un certain autoritarisme, une certaine rancœur dès que quelqu'un questionnera ou critiquera ses efforts ou son comportement. C'est notamment ce que j'ai vu, dans des circonstances bien particulières, sur Matrix, où une admin a imposé à la communauté francophone une acceptation molle d'un troll d'extrême-droite, raciste auto-revendiqué, transphobe et libertarien, car il était lui-même un admin d'une grosse communauté, en privant toutes les personnes critiquant sa politique de leur possibilité de s'exprimer. (Matrix est un écosystème de merde et je l'ai déjà dit, mais ce ne sera jamais assez.)

Pourtant le militantisme implique de faire des choix, des sacrifices. Je suis en master et je veux y consacrer six heures par jour, mais je suis en train de taper un billet de blog ; de même, je pourrai differ des tracts au lieu de travailler mes cours, ce qui impliquera d'aménager mon emploi du temps pour le faire tard le soir, au lieu de sortir avec des ami·es ; la situation de mères de famille qui ne peuvent pas aller manifester car elles doivent s'occuper de leurs enfants est bien connue, d'où des initiatives, au succès mitigé, de garderies féministes. Mais il n'implique certainement pas de se sacrifier : au contraire, le militantisme donne une structure et un sens à ma vie, me donne des clés de compréhension du monde ; je serais peut-être encore en dépression sans les travaux de Marx, de Bourdieu, de Foucault, de Castel, et de tant d'autres. À l'inverse d'une politisation par les réseaux sociaux, réaliser une activité militante doit être une tâche porteuse de sens, une tâche motivante ; les militant·es devront faire des choix, sacrifier leur dimanche après-midi, voire même aménager leur mode de vie pour, par exemple, ne pas manger de viande, mais pas dans une abnégation de soi quasiment biologique, mais au contraire pour se réaliser, pour donner un sens à sa vie.

Par exemple, je n'ai pas pu aller à la dernière réunion de mon syndicat mais je compte y porter deux campagnes : une première de témoignages contre le racisme ambiant à l'université, deuxièmement une campagne de soutien aux mineur·es isolé·es de la Métropole de Lyon. J'y tracterai avec plaisir car je verrai le lien entre l'action, par exemple, de tracter ou de passer des coups de téléphone, et la finalité, qui sera que ces gosses aient un toit où dormir et qu'ils aillent à l'école. De même, j'ai passé une heure jeudi dernier à rapporter un bug dans la rédaction de posts sur Bonfire, mais c'est une activité pleine de sens car je veux voir Mark Zuckerberg comparaître à La Haye, et car je suis prête à y consacrer ma vie. C'est parce que je sais que des victoires comme l'hébergement de mineurs isolés est à portée de main, que je ne désarmerai pas tant que la Métropole ne respectera pas la loi, et que mon syndicat est un bon moyen d'y arriver, que je m'investis syndicalement. Être un·e bon·ne militant·e implique donc de se renseigner au préalable et de s'impliquer à l'aune de ses connaissances, pas sous l'influence clairement manipulatrice de communautés politiques plus ou moins sectaires sur les réseaux sociaux.

29/100 #100DaysToOffload 100DaysToOffload.com

Quelqu'un m'a aimablement demandé ce que voulait dire mon dernier billet de blog – je rappelle donc que bien que ce blog soit à prix libre, je n'ai jamais été payée pour, malgré que mes billets les plus longs ont été partagés 100, 200, voire 800 fois. Je suis relativement privilégiée mais si j'écrivais pour un média financé par des publicités, des abonnements payants, et la vente de vos données, je recevrais environ 300€/mois, à hauteur de 3 centimes par mot, 1000 mots par billet, 10 billets par mois. Si vous traitez une activité commerciale sans paywall comme de la mendicité, vos créataires doivent consacrer le temps qu'iels consacreraient à leurs blogs/podcasts à travailler pour pouvoir faire leurs courses.1

Bref, je l'ai résumé en huit points, qui me semblent effectivement plus clairs. Les voici :

  1. Lorsque dans une relation hétérosexuelle un homme nous dit qui il est pour la première fois, on doit le croire. Par exemple, si après quelques semaines de relation un homme consacre deux heures à sa passion alors qu'on a une activité de famille à faire, comme par exemple, faire un date, alors il aura le même comportement, de manière durable, quand il faudra aller chercher les enfants à l'école.
  2. Certains sites web très fréquentés, comme Facebook et Twitter, résultent de décisions prises par des hommes. Lorsque ces décisions montrent un intérêt particulier pour l'argent, en établissant une relation domestique (médiatisée via l'internet et nos ordinateurs, et automatisée par leurs serveurs), et que cela nous empêche de vivre correctement, le site web nous montre ce qu'il est vraiment. Il faut le croire dès la première fois.
  3. À peu près tout le monde, sauf les enfants « de bonne famille », a un rapport compliqué à l'institution scolaire – Bourdieu a justement montré que l'astuce consistait en ce que les « bonnes familles » étaient précisément celles qui fournissaient du capital culturel à l'enfant dès sa naissance, qui lui donnaient une avance considérable dans la course scolaire aux titres. L'institution scolaire semble même conçue pour entretenir ce rapport, et dans son cadre les enfants s'accrochent pour « percer les mystères » de savoir insuffisants en propre, je pense par exemple aux programmes d'histoire qui évitent soigneusement de mentionner la lutte des classes, ce qui fait que les théories de Marx sont paradoxalement du capital culturel, mais bref, ce qui les pousse à « s'accrocher » dans une relation (avec les matériaux scolaires) qui leur fait du mal.
  4. C'est un peu compliqué mais je pense que les relations d'emprise, notamment avec des hommes, sont du même type ; on a des personnes qui s'accrochent dans des relations toxiques et qui se cherchent des prétextes du type « on s'aime » alors qu'elles leur font de toute évidence du mal.
  5. Je pense que les sites web comme les matériaux éducatifs devraient être immédiatement attractifs et accessibles. Je pense qu'inciter des élèves à « percer les mystères » d'un manuel scolaire tout à fait médiocre, mais supposé détenir les clés de leur réussite scolaire, les incite à en faire de même concernant des sites web comme Facebook et Twitter, mais aussi concernant des relations toxiques, voire d'emprise, avec leurs conjoint·es.
  6. Je pense aussi que la culture qui « se vend toute seule » s'inscrit dans de telles relations de bonne volonté culturelle, où les enfants font semblant d'aimer lire, par exemple, Mortelle Adelle, Le journal d'un dégonflé, ou Astrapi, pour « fai[re] plaisir à mamie », ce qui prépare et normalise toutes les relations dont je parle ci-dessus.
  7. Je pense enfin que la société du spectacle consiste notamment à prétendre, auprès de nos parents ou de personnes en lesquelles on projette nos relations adultes-enfants, maîtriser ou être actaires de relations d'emprise avec la culture qui « se vend toute seule », les matériaux scolaires, ou/et certains sites web.
  8. Certains hommes pouvant parfois (mais pas toujours) privilégier leurs passions sur leurs activités de famille précisément pour être vus en train de faire cette activité, plutôt que pour faire l'activité pour soi-même, la boucle est alors bouclée, d'une manière qui leur est particulièrement cruelle.

Bonne journée !

1 Le fait qu'un paiement est une forme d'engagement est un fait connu en psychanalyse : par exemple, feu Bram Moolenar, développeur de Vim, demandait à ses utilisataires de faire des dons pour financer la construction d'écoles en Ouganda, afin de le motiver à continuer de travailler sur son éditeur de texte.

28/100 #100DaysToOffload 100DaysToOffload.com

J'ai vu passer cette citation sur le fédivers : « lorsqu'un homme vous dit qui il est pour la première fois, croyez-le ». Je pense qu'il en va de même avec un site web, ou pour le dire autrement, le « R » de « URL » veut dire « ressource ». Le web est un protocole de consultation de documents, et votre rapport à des documents, même collaboratifs, n'appartient qu'à vous ; les récènes (le terme que j'emploie désormais pour les « réseaux sociaux », ou « RSN ») capitalistes tentent de nous faire croire le contraire et de faire exercer une grande pression par nos pairs sur notre consommation de médias, ce qui impacte d'autant plus les faibles détentaires de capital (typifié en capital économique, capital culturel, capital social, et capital symbolique par Pierre Bourdieu) : par exemple, moins on a les moyens de comprendre les documents que l'on consomme, au sens où une page web, même sur Twitter, est un document collaboratif ; moins on est proche d'un réseau de camarades de classe sur lesquel·les on peut s'appuyer pour accéder à des ressources, dans le champ d'une cour de récréation notamment caractérisé par l'illusio de ses membres ; et moins on se sent valorisé·e dans la course aux titres scolaires, par exemple à travers le rapport – raciste, sexiste, validiste… – de nos profs à notre scolarité et donc à travers nos notes ; et moins on sera capables de résister à cette pression par les pairs, d'autant moins que notre entourage familial nous montrera l'exemple en regardant la télé ou en regardant des recettes de cuisine sur Instagram. (Évidemment, le coupable c'est Zuckerberg, pas vos parents ; je dirais même que la personnification dégrade la critique sociale, mais c'est un autre sujet.)

Depuis que je suis en études de sociologie, les seules fois où je me suis forcée à lire des documents ont produit soit un profond ennui, soit un stress caractérisé notamment par de l'hyperventilation dès que je devais lire un article de 20 pages ; qu'il s'agisse au fond de Twitter ou d'une fiche de lecture obligatoire, le problème et ses résultats sont les mêmes. En ce qui concerne mon rapport à la culture dite « légitime », j'aurais certainement mieux fait de regarder des vidéos sur YouTube ou d'écouter des podcasts sur Spectre ; en ce qui concerne l'internet, j'appelle surtout à fuir en courant et sans se retourner un site web demandant un investissement personnel pour accéder à ses ressources.

D'ailleurs, cette idée est confirmée par le fait que les sites web dont le financement, et donc la survie, dépend de leur activité peuvent proposer ou non des fonctionnalités correspondant aux besoins réels de leurs utilisataires ; or si je fais partie d'une catégorie de la population à laquelle Twitter, par exemple, ne permet de rien faire, alors le seul moyen de me faire l'utiliser quand même est de créer une relation d'emprise, de mettre le bazar dans mon cerveau. Ce qui est en jeu est votre capacité même de catégoriser, donc je vous en prie : les ressources d'un document, d'un article scientifique, d'un podcast, d'un livre de fiction, ou d'une page web sont censées vous être immédiatement accessibles. Vous ne deviendrez pas un·e écrivain·e en vous forçant à écouter un podcast sur l'écriture que vous ne comprenez pas, et vous ne deviendrez pas un cadre en utilisant un réseau social qui n'est utile qu'à ces personnes. Il va sans dire qu'il faut, à un moment donné, se contraindre à lire des livres pour se familiariser avec la lecture, que c'est un travail en soi, mais à peu près comme la montée en adresse dans Super Smash Bros, en combattant des bots dont le niveau est augmenté progressivement, pas en se faisant défoncer par le meilleur joueur du lycée ; l'argument de l'apprentissage du goût de la lecture est encore limité par l'incapacité quasiment symétrique aux lectaires dans laquelle se trouvent des personnes qui ont bien appris le goût du scrolling et du retweet, sans que ça ne leur soit utile d'une quelconque manière.

Pour prendre un autre exemple, je suis très fière de « La spectacularisation de l'humain augmenté », mais il est de ma responsabilité de le transmettre dans un format plus accessible (c'est ce que fait jor avec ses podcasts sur la démocratie directe). Si je vous disais le contraire, si je vous culpabilisais en vous disant qu'il serait de votre responsabilité de pouvoir lire ce billet de 4300 mots, je vous prierais de fuir ce site web, en courant.

27/100 #100DaysToOffload 100DaysToOffload.com

@france@jlai.lu

TW suicide.

Après avoir hébergé une personne qui lui volait de l'argent, et avoir dû interrompre ses études en France et retourner chez ses parents, une amie a partagé une publication disant que « l'empathie sans limites [était] auto-destructrice ». C'est un excellent aphorisme : il faut mettre des limites à son empathie. Par exemple, s'il me semble naturel de donner de l'argent aux mendiants de mon quartier, ce n'est pas une raison pour leur ouvrir mes poches, ils savent et respectent totalement le fait que je ne leur donne pas d'argent lorsque je suis moi-même en difficulté financière. Mais ce que j'appelle l'empathie sélective est une autre chose, particulièrement validiste et plus généralement basée sur les oppressions non reconnues, par exemple celles de personnes trans dans le placard. Alors que l'empathie auto-protectrice vise avant tout à se préserver, par exemple en assumant ses responsabilités envers soi-même avant d'en prendre envers autrui, l'empathie sélective est basée sur l'essentialisation de certaines personnes qui « mériteraient » ou non d'être aidées. C'est une aberration qui, cela dit en passant, a un passif historique particulièrement lourd ; aujourd'hui encore, ce rapport monstrueux à autrui tue, et pousse au suicide aussi bien des hommes cisgenres que des femmes ou des personnes transgenres qui « mériteraient » ou non d'être reconnu·es comme humain·es.

L'enjeu est bien évidemment la reconnaissance d'une présomption libérale et donc révolutionnaire du caractère fondamentalement solidaire, interdépendant (car corporellement dépendant), bref bon de l'être humain, qu'il faudrait libérer et émanciper, ou à l'inverse celle d'une présomption littéralement obscurantiste du caractère fondamentalement égoïste et dangereux de l'être humain, qu'il faudrait contraindre à faire société (qu'il faudrait, en retour, en protéger – une « société » au service de qui et constituée de quoi, cela « reste » à identifier).

Je comprendrai sans difficulté que des victimes de maltraitance généralisent de manière irrationnelle ce qu'elles peuvent subir, dans la mesure où cette maltraitance se fait généralement avec notre consentement, en présumant que l'être humain serait fondamentalement mauvais, car notre comportement par défaut à leur égard serait d'y contribuer activement ou par notre passivité. Mais l'empathie sélective n'est justement qu'une manière comme une autre de systématiser notre passivité face à la maltraitance que d'autres (catégories de) personnes subissent.

26/100 #HundredDaysToOffload 100DaysToOffload.com

Je prends du retard sur mon défi #100DaysToOffload, et j'en suis désolée ! Mais je me suis aussi rendu compte que tenter de me forcer à rédiger des billets était une perte de temps : publier, c'est performer ; dans certains cas, c'est même une épreuve, voire une confrontation. À titre personnel, j'ai du mal à penser lorsque je me sens jugée pour la manière dont je m'exprime ; je préfère donc alimenter ma base de connaissances personnelles1 et, à la rigueur, téléverser des fichiers Org-mode sur mon dépôt git (aussi disponible, mais mal formaté, sur mon profil sur une agora) puisque je ne suis pas censée avoir de comptes à rendre à leur sujet ; ce défi m'a appris à avoir un rapport plus engagé à mon écriture, et il serait temps, je suis en master ; mais il est temps pour moi de prendre des engagements sur le reste de ma vie domestique : j'ai un appart à ranger, du thé à infuser, de la vaisselle à faire, etc.

En parlant de ça, qui dit « faire la vaisselle » dit « nettoyer son évier », et la marque Le Vrai Professionnel est extrêmement satisfaisante à utiliser. Je n'ai aucune idée de l'efficacité de leur produit, mais la gachette a une réponse particulièrement « sensible », le produit se disperse sans effort, sans avoir à secouer le flacon pour mieux pomper, etc. Ce billet n'est bien évidemment pas sponsorisé (il ne fera sans doute qu'une dizaine de vues) mais je ne saurais assez recommander cette marque pour faire le ménage ; je ne dirais pas que faire la vaisselle serait un plaisir mais nettoyer son évier après devient une sorte de petite récompense avant de passer à une autre activité.

1 J'utilise Denote pour Emacs, mais je recommande Logseq ou Obsidian, qui a actuellement plus de fonctionnalités (malgré son manque de support pour le format Org-mode – justifié par une mise en page côté serveur de nos documents) et qui est, contrairement à Logseq, propriétaire.

25/100 #100DaysToOffload 100DaysToOffload.com

J'ai jusque-là promu LiberaPay et me suis étonnée de ne pas recevoir de dons pour mon blog. Je pensais (et je pense toujours, d'ailleurs) que les libristes avaient échoué à produire une culture des communs impliquant notamment qu'il était de leur responsabilité de financer le développement des logiciels libres, de montrer l'exemple, malgré l'absence de paywall, au lieu de répondre à des inconnu·es d'installer Firefox. (Je pense aussi qu'il faudrait installer Firefox et même qu'utiliser le navigateur Tor m'a fait du bien pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec l'anonymat.) Mais je me suis rendue compte avant-hier soir que LiberaPay n'est simplement pas une plateforme pertinente pour les créataires. Elle a le mérite d'être 100 % libre (quoique de manière incomplète) mais importe aussi tout ce qui ne va pas avec la FSF (et le projet GNU).

Premièrement, j'aimerais au minimum pouvoir mettre un avatar, sauf que LiberaPay ne me propose pas d'enregistrement interne : je dois passer par Libravatar, qui m'impose une licence CC-BY-SA. J'ai un appareil photo (un Fujifilm X-T20) donc je pourrais y téléverser un autoportrait1 mais la plupart de mes avatars sont réalisés par des artistes qui ne veulent pas que je mette leur travail sous licence CC-BY-SA. Étant moi-même photographe, je ne trouve pas ça éthique ni honnête, mais dans le monde réel je ne peux pas mettre d'avatar sur LiberaPay car les libristes ne sont même pas en position de force face à un métier particulièrement précaire. De même le logiciel GNU Social force-t-il ses utilisataires à cocher une case mettant l'ensemble de leurs contenus – avatar compris – sous licence CC-BY-SA, ce qui renvoie exactement au même problème ; neox m'a défendu ce choix comme la nécessité d'imposer une « ligne radicale » qui n'est à mon sens qu'une manière faussement éthique d'imposer des choix éthiques à ses utilisataires.

Un second problème concerne l'absence de contreparties : si je veux gagner des sous en tant que créatrice je dois pouvoir envoyer des contreparties. Tout est une transaction, et des touristes se feront volontiers arnaquer par un vendeur de « merdouilles » car « ça fait aussi partie du jeu », mais ne prêteront pas attention au mendiant du coin de la rue. Le magazine de gauche Frustration propose des contreparties physiques, avec des contenus 100 % gratuits mais des revues physiques envoyées aux abonné·es tous les six mois ; Signal propose des macarons aux donataires régulièr·es, et… je donne justement pour cette raison (alors que tout le monde s'en fiche). Le projet OpenBadges, co-développé par l'un des co-développeur·euses de Moodle et Bonfire, Doug Belshaw, permettrait d'afficher un tel macaron sur l'ensemble des plateformes web compatibles… dont, on imagine, ActivityPub, le réseau sur lequel fédère Mastodon. On suppose qu'un tel intérêt serait limité aux communautés intentionnelles reconnaissant la légitimité de læ créataire, dans la mesure où Signal et une instance Mastodon peuvent être des communautés intentionnelles ; mais ce sont des exemples de contreparties permettant de monétiser des contenus sans paywall, donc compatibles avec les impératifs concrets des logiciels libres. Symboliquement, proposer des contreparties transforme un don en achat, en offre commerciale, même si mon blog est un commun et que je pourrais me faire rémunérer par des partenariats avec NordVPN et donc passer sous silence le fait que les VPN sont des protocoles d'authentification (permettant donc de remplacer des communs par des services payants, on ne s'en sort jamais) alors que Tor est une technologie d'anonymat : financer des créataires sous Tipeee a donc un coût mais aussi une valeur : je me retrouve ainsi à devoir payer mon infrastructure de ma poche ou alors à devoir devenir Leo Techmaker, ce qui n'est pas ce pourquoi j'utilise, promeus, et défends l'internet.

C'est justement parce que des modèles de financement alternatifs aux publicités de YouTube et aux partenariats commerciaux importent, en d'autres termes qu'il faut élargir l'éventail de rémunérations à la disposition des créataires, que LiberaPay me semble poser problème. Le refus de passer par Stripe, sans doute parce qu'il s'agit d'une plateforme propriétaire, impose à mes lectaires de remplir leurs comptes pour des sommes aussi importantes que possible (et donc par exemple de payer d'un seul coup pour un an de financement) afin de limiter les frais de transaction. Je comprends que la relation entre consommataire et créataire est asymétrique et que c'est même une condition nécessaire à la pérennité d'une activité professionnelle à temps plein, encore que YouTube fournisse des opportunités conséquentes à d'énormes débiles, mais je crois que demander à mes abonné·es de payer en une fois ce que je recevrai en 12 fois peut être un peu déroutant, voire franchement irrespectueux. On pourrait attendre de cette plateforme de promouvoir la cryptomonnaie GNU Taler vu que promouvoir les logiciels libres, plutôt qu'être une alternative éthique à Patreon, semble être sa vocation, mais ce n'est pas le cas.

En résumé, LiberaPay ne marche pas, même /​e​/ a abandonné la plateforme, et Lineage OS (120€/mois), Signal (40€/mois), Mozilla (60€/mois), et même la FSF (10€/mois) y ont des promesses de dons non réclamées. Ma critique porte sur le déni de cette dernière fondation, confondant la situation socialement dominante de son fondateur, Richard Stallman (un professeur au MIT, membre d'un laboratoire, au sein duquel il a conçu Emacs) avec la situation politiquement dominée, voire invisibilisée des logiciels libres : à défaut de s'y intéresser, le grand public sait au moins que les personnes handicapées luttent pour leurs droits, on voit ponctuellement quelques rassemblements pour la déconjugalisation de l'AAH ou contre le déplacement d'une clinique, on voit quelques publicités pour la recherche contre Alzheimer, la paralysie cérébrale, ou le VIH ; comparativement la lutte pour les logiciels libres est beaucoup plus isolée et invisibilisée.

LiberaPay est à la fois une cause et un symptôme des causes de cette invisibilisation. La dimension pathétique de l'autoritarisme dont se gargarisent, en l'appelant « radicalisme », de nombreux·ses libristes hors-champ et formé·es sur les réseaux sociaux mais aussi et de manière plus surprenante et plus symptomatique des membres actif·ves et réputé·es d'organisations influentes, pouvant les amener à promouvoir des technologies aussi claquées qu'OpenPGP2, de manière maladroitement manipulatrice et culpabilisante, bref, faiblement radicale, au sein d'à peu près n'importe quel collectif militant ou associatif. Les logiciels libres ne sont pas une non-priorité ; les membres de syndicats et d'associations, avec l'expérience, apprennent en réalité et bon gré mal gré à fuir cette problématique.

Quoiqu'il en soit, mes abonné·es ne sont pas responsables de la situation et donc du manque de financement de mon blog, et je me renseignerai d'ici peu sur d'autres plateformes de financement.

1 Cela dit en passant, je suis toujours fauchée et je considère que les droits d'autaires devraient revenir aux sujets de mes photographies, à moins que je ne les paie évidemment, et a fortiori si iels me paient, donc si vous êtes sur Lyon et que vous voulez des photos sur lesquelles je vous transférerais tous les droits, à prix libre (gratuit si vous êtes fauché·e comme moi), contactez-moi. 2 J'en parle notamment ici, mais je suppose que vous l'avez déjà lu, et Latacora en parle ici et – pour un cas pratique de l'insécurité conceptuelle d'OpenPGP, voir ce billet sur un gestionnaire de mots de passe conçu avec OpenPGP.

24/100 #100DaysToOffload 100DaysToOffload.com

#LiberaPay

CW : liens entre nos rapports au tabac, à l'alcool, aux jeux d'argent, et aux réseaux sociaux

J'ai récemment lu un billet de Ploum comparant les « réseaux sociaux » à des maladies mentales, rappelons donc que Ploum est un universitaire et que son blog n'inclut pas une seule référence bibliographique, ce qui met en lumière l'écart entre ses ambitions de faire autorité (en passant par des procédés d'objectivation) et le caractère personnel et subjectif de son blog. En réalité, lorsque les universitaires ont les moyens d'objectiver des données et donc de faire autorité, iels publient dans des revues à comité de lecture, c'est à peu près toute la différence entre leurs travaux scientifiques et leurs blogs (ou pour le dire autrement, entre Google Scholar ou le mode académique de Kagi et un moteur de recherche courant comme DuckDuckGo). J'insisterai rapidement sur le fait que de nombreux travaux scientifiques, y compris dans des sciences « dures » comme la psychiatrie, sont très intéressants et accessibles au grand public, notamment via ces moteurs de recherche et, le cas échéant, via Sci-Hub (accessible depuis Tor). Bref, Ploum est un blogueur connu et réputé, mais tente de faire passer du subjectif pour de l'objectif, et dépouille donc son blog d'une grande partie de son intérêt, en tentant de se conformer à un modèle élitiste.

Dans ce billet, Ploum a vu une mère mettant son enfant dans une position dangereuse pour des likes sur Instagram, ce qui touche à mon humble avis à l'antagonisme entre le travail comme activité de care et le travail comme motivation extrinsèque à faire du chiffre, en termes de réponses et de likes sur un réseau social surveillé comme sur les bilans de fin de période sur lesquels ils apparaissent, et qui déterminent l'argent gagné par l'entreprise sous la forme d'investissements en capital-risque. Il y a donc le fait de faire le ménage comme activité de care ou les notes scolaires comme activité de self-care, et il y a le ménage ou les contrôles de connaissances comme épreuves, comme circuit partant de notre frustration face à une difficulté, pouvant être associée à du stress, que l'on tente de surmonter, parfois en se faisant violence, et qui, si elle est un succès, crée un circuit de la récompense (le téléphone qui vibre et qui déclenche déjà la dopamine), et qui en cas d'échec peut créer des formes de déni, voire de procrastination (on peut prendre l'exemple de l'interface de Twitter, étonnamment frustrante et bugguée pour un produit fini développé par une multinationale vendue à plusieurs dizaines de milliards de dollars). On peut aussi penser à notre dégoût face à des utilisataires de réseaux sociaux que l'on aime et qui s'en servent « par principe », sans être capables de justifier leur usage, perdant leur temps alors que l'on sait que ça leur fait du mal. Mettre les utilisataires des réseaux sociaux en situation de double bind, pour reprendre l'anglicisme de Castel, entre l'empêchement d'être productif·ves et la frustration découlant d'injonctions chiffrées et addictives à faire du chiffre, qui devient ainsi un moteur de cette addiction, est donc caractéristique du « monde du travail », de notre rapport contemporain au travail, aux chiffres, aux rentes, à travailler et à faire travailler pour autrui, et nous éloigne ainsi du travail comme activité de care.

Il est donc ridicule de comparer les réseaux sociaux à une maladie mentale puisque le problème ne concerne pas des zones du cerveau littéralement inflammées et nécessitant un traitement médical pour pouvoir s'auto-réparer, mais un rapport au travail de plus en plus chiffré et donc de plus en plus caractérisé par de la violence (et ce d'autant plus qu'il est chiffré et intrinsèquement violent). Une meilleure analogie peut être celle des toxiques : comme le tabac, l'alcool, et les jeux d'argent, ils sont addictifs, peuvent détériorer les relations familiales, et aggravent les risques de décrochage, tant en termes scolaires qu'en termes d'endettement, d'isolement, ou de perte de son logement. Ils répondent à des besoins inconscients et dans certains cas, directement liés aux structures sociales : des comptes-rendus alarmants font état de la forte consommation d'alcool et de tabac des agricultaires, dont Durkheim avait associé le taux de suicide élevé à leur isolement (Durkheim, 1897) (Marx comparait par ailleurs les « paysans parcellaires » à des pommes de terre, leur agglomération formant un département comme une agglomération de pommes de terre en forme un sac, sans que leur distance géographique ne leur permette de s'organiser pour défendre leurs droits (Marx, 1852)). De même peut-on devenir alcoolique dès le premier verre, parce que des contraintes sociales pèsent sur nous et que les toxiques nous en soulagent (par exemple en nous aidant à les oublier, à « être dans des états seconds »). Dans certains cas, ces contraintes sont telles qu'elles peuvent produire des pulsions d'autodestruction (via les toxiques) : pour aider une personne « alcoolique dès le premier verre », il faudrait donc, à mon humble avis, étudier la relation entre son addiction et les contraintes sociales qui pèsent sur elle.

Enfin, l'exemple de l'entourage familial me semble jouer un rôle dans le rapport à ces toxiques. Je me suis créé un compte Facebook parce que j'avais vu des chefs scouts irresponsables afficher sur l'écran géant d'un jamborée un appel à y taguer leurs « potes ». Ma consommation d'alcool est très épisodique et je n'ai jamais fumé car personne, dans mon entourage familial, ne buvait ni ne fumait (je ne voyais les membres de ma famille boire du vin qu'aux repas de famille, qui n'étaient pas très fréquents, vu que nous n'étions que 7). On peut même considérer le comportement des « grammars nazis » (sic) comme la projection du rôle de l'exemple de l'entourage dans le rapport aux toxiques, et donc leurs interventions les plus malvenues comme des appels à l'aide inconscients face à leur isolement et à la toxicité de leurs modes de communication. Bref, je pense que les parents et bien sûr les camarades de classe jouent un rôle dans notre usage de ces modes de communication, souvent inférieurs tant dans leurs possibilités de partage et de tri d'informations qu'émotionnellement et affectivement, puisqu'ils peuvent nous rendre toxiques envers nos proches. Sans doute nos enfants hériteront-ils de nos rapports aux réseaux sociaux comme nous avons hérité du tabagisme de nos parents, et sans doute faudrait-il attendre de nos conjoint·es de ne pas utiliser leurs téléphones devant nos enfants comme ma mère ne voulait pas que mon beau-père fume devant moi, mais le fédivers représente au moins une sortie possible, et je crois que ce serait une lutte importante pour les générations à venir.

Références

Durkheim É., 1897, Le suicide : étude de sociologie, Félix Alcan, Paris. Marx K., 1852, Le 18 brumaire de louis bonaparte.

TW : suicide. CW : explicitation de trajectoires similaires entre capitalisme numérique, dépression, et suicide.

De l'être au paraître : la quête illusoire d'institutions numériques autonomes

Le groupe JD Sports fait une campagne publicitaire intégrant du code binaire, qui ne veut rien dire (converti en décimal, il vaut 148 136 9). Ce code binaire fait notamment référence au fantasme de l'humain augmenté, à travers la spectacularisation du courant cyberpunk : on a ainsi en tête des scènes particulièrement crues où des exosquelettes ou des mechas écrasent littéralement leurs adversaires. Le mot-clé est bien celui d'écraser la compétition.

L'augmentation spectaculaire de l'être humain renvoie ainsi à l'usage de machines afin d'être vu·e en train de s'en servir, plutôt que de s'en servir pour être ou pour agir. Cela renvoie ainsi à l'idée soulevée par Guy Debord dans « La société du spectacle » (Debord, 1967) : l'économie politique a dégradé l'être en avoir, et le spectacle a accentué cette dégradation, de l'avoir au paraître. Le spectacle, ce n'est ainsi pas agir (ou en ce qui nous concerne, utiliser une machine) pour être mais pour paraître.

Ces trois rapports possibles au monde, au travail, et à nos outils – respectivement être, avoir, et paraître – peuvent ainsi être historiquement mis en analogie avec une idée d'industrie médiévale, d'économie politique, et respectivement de spectacle. Mais aussi, grossièrement, à différentes formes de capital bourdieusien : le capital culturel, le capital économique, et le capital symbolique.

Bourdieu définit en effet les champs comme des rapports à des institutions, c'est-à-dire grossièrement à des aspects stables de nos sociétés (Hybels, 1995), dont les membres sont en lutte pour l'accès à des ressources et à des capitaux. Un champ peut être dominé par une forme de capital économique ou/et culturelle et donc par la reproduction d'un capital principalement économique ou culturel. La reproduction du capital économique implique l'usage de ses ressources économiques pour concentrer et s'approprier du capital économique, tandis que celle du capital culturel implique son usage pour produire du capital culturel, qui a par définition vocation à être partagé (l'intelligence, qui peut socialement être considérée comme la capacité de communiquer et de collaborer, n'ayant selon moi pas de sens dans l'isolement).

Les groupes sociaux sont ainsi distribués dans un espace social à trois dimensions en fonction de la trajectoire sociale (groupe social ascendant ou en déclin), du niveau de capital global (axe vertical), et de la structure du capital (axe horizontal). Un déplacement horizontal implique donc, notamment afin d'échapper au déclin, une reconversion d'une partie de son capital culturel ou économique en une quantité équivalente de l'autre type de capital ; un déplacement vertical implique généralement une élévation sociale, souvent inter-générationnelle, entre des parents instituteurs et des enfants professeurs d'université, ou inversement un déclin, par exemple (dans un capital de forme économique) d'un père gros industriel à un fils chef de PME.

Bourdieu remarque par ailleurs que les champs les plus culturels votent majoritairement à gauche, tandis que les champs dominés par du capital économique votent majoritairement à droite, et que les groupes sociaux les mieux dotés en capital votent plus fréquemment à droite (un professeur d'université ayant ainsi plus de chances de voter à droite qu'un instituteur).

Enfin, le capital social permet d'obtenir le plein rendement de ses titres scolaires (les diplômé·es ayant l'entourage familial le plus influent et le mieux doté en capital étant donc mieux rémunéré·es et tendant à rejoindre les trajectoires sociales supérieures plutôt qu'à « décrocher » vers les trajectoires sociales inférieures, « superposées » dans la course aux titres et aux capitaux), tandis que le capital symbolique, dont les critères varient en fonction du champ, permettent d'y exercer une certaine autorité et d'y distribuer et de s'approprier certaines ressources, comme la légitimité (Bourdieu, 1979).

On peut ainsi constater que les formes de capital semblent recouvrir les rapports que l'on peut avoir à autrui, au monde, et au travail (être, avoir, paraître) à travers les formes de capital (respectivement) culturelle, économique, et symbolique. En d'autres termes, le web des communs est construit selon des principes à la fois d'être et de capital culturel, et donc de partage du capital culturel reproduit à travers ses affordances (d'où la licence des « requêtes pour des commentaires » de l'IETF ou les luttes en cours contre les DRM ou pour des formats ouverts), tandis que le « web 3 » peut à l'inverse être assimilé à un champ économique, dominé par l'économie politique et donc par l'avoir, dont le développement est financé par des cryptomonnaies et où l'on retrouve les NFT, fournissant donc des affordances pour la reproduction du capital économique, c'est-à-dire pour son appropriation. Enfin, les plateformes de sociabilité toxique (que j'appelle « institutions « socio-capitalistes » » et que l'on appelle généralement « réseaux sociaux ») me semblent être à deux étages, permettant la reproduction du capital économique en faisant miroiter à des victimes un usage spectaculaire de la technologie, marqué donc par du paraître et ainsi par une recherche de capital symbolique. Les investisseur·euses, qu'il s'agisse des entreprises d'intoxication de notre sociabilité ou de n'importe quel autre type de licornes/capital-risque, ou encore d'immobilier ou de cryptomonnaies, veulent se construire un « revenu passif » en faisant travailler autrui à leur place. Abstraction faite de la pénibilité du travail et donc de son impact sur notre santé, on se retrouve ainsi avec la situation actuelle où une heure de travail pour certaines professions intermédiaires en « vaut » trois ou quatre pour certain·es ouvrier·es non-qualifié·es (par ailleurs non déclarées à hauteur de plus de 60 % dans le secteur du bâtiment, donc sans salaire secondaire – sans chômage ni retraites, payés par les salarié·es sous la forme d'une « assurance obligatoire » (Castel, 1995)).1 On retrouve ainsi un usage spectaculaire des plateformes de sociabilité toxique afin de faire reproduire le capital économique de leurs ayants droit et investisseur·euses, autrement dit l'intoxication de notre sociabilité passe par l'usage de ces plateformes non pour ce qu'elles permettent de faire pour soi-même et pour notre réalisation personnelle mais pour la mesure dans laquelle on espère que le « personnage numérique » que l'on s'y construit, et dans des cas pathologiques le nombre de nos abonné·es, nous permettra de réaliser nos projets, à travers leur usage exclusif et donc sans faire quoi que ce soit d'autre hors-ligne ou en utilisant l'ensemble de l'internet pour reproduire du capital culturel ou économique.

Si le capital culturel peut (et selon les membres des champs idoines, devrait) être partagé à l'infini, le capital économique est au contraire disponible en quantité finie et associée aux réserves d'or des États-nations considérés. La reproduction du capital économique implique donc nécessairement de s'en servir pour s'approprier celui d'autrui, ou une traduction monétaire de la valeur du travail d'autrui. Le capital symbolique, quant à lui, dépend lui aussi d'institutions qui ne peuvent être des institutions numériques autonomes. En d'autres termes, l'usage spectaculaire de l'internet en tant que tentative de constitution d'un capital symbolique à travers des institutions numériques autonomes est un leurre, consciemment entretenu par une myriade de médias bourgeois parlant d'« influenceur·euses » dans un sens exclusivement numérique, autonomisé des institutions qui définissent les critères de la véritable influence, en termes de financements et du financement des infrastructures (centralisation de l'influence en des institutions étrangement répliquée par la centralisation de l'internet que l'on doit à Google, comme le classement inégal des messages d'une même personne sur Reddit et sur une instance Lemmy, ou la pollution des résultats de recherche pour des requêtes aussi basiques que « insérer une espace insécable fine sous Windows » par des pages universitaires répondant toutes de la même manière à côté de la question, contribuant à un nivellement par le bas et à un abaissement confus de nos exigeances, ici en rédaction de documents). Mais le « web 3 » étant un champ économique et le capital économique existant en quantité finie, ce concept, associé aux cryptomonnaies, apparaît comme un champ économique autonomisé dans l'espace numérique, autrement dit comme un jeu à somme nulle, toutes sortes de projets ambitieux comme mirror.xyz ou scream.sh étant financés à travers l'argent qu'une myriade de pigeons aura investi dans cette devise numérique autonomisée que sont les cryptomonnaies. L'autonomisation numérique d'un champ économique implique donc une monnaie numérique autonomisée, et donc l'extraction de la valeur d'un travail qui ne peut être exclusivement numérique, puisque se déroulant dans le monde réel, et étant fait par des personnes devant financer des enjeux du monde réel, comme le fait de devoir faire leurs courses et payer leurs loyers. Le « web 3 » et les cryptomonnaies ne sont donc qu'une vaste arnaque, passant par des institutions et impliquant donc des formes de maltraitance organisationnelle rationnelle (impliquant une relation prolongée entre un escroc ou un groupe d'escrocs et ses victimes) et donc colatérale (des enfants ne pouvant pas obtenir leurs fournitures scolaires, ou devant déménager loin de leurs quartiers, et donc de leurs écoles et de leurs ami·es).

On a donc des champs culturels et économiques, dont les agents luttent pour la reproduction de leurs capitaux culturels et économiques, en se reposant sur leurs capitaux sociaux et symboliques. Ces champs correspondent respectivement à de l'être (que l'on peut grosso modo assimiler au rapport au travail dans l'Ancien Régime, antécédent au libéralisme de la Révolution française (Castel, 1995)), de l'avoir (économie politique), et du paraître (spectacle). Les affordances (des entités non-vivantes qui permettent d'agir) offertes par le numérique permettent le partage du capital culturel ainsi que l'appropriation du capital économique, mais les membres de ce dernier champ ont par ailleurs créé des affordances ni culturelles (hyperliens) ni économiques (Visa, Stripe, PayPal) pour paraître, afin de faire travailler des personnes hors-champ, notamment mineures, à produire des assets et en même temps à consommer ceux de leurs pairs, mêlés de publicités, dans une circularité évoquant l'isolement dans une société différenciée des membres d'une institution totale (Goffman, 1961), autrement dit à leur constituer un « revenu passif », en leur faisant miroiter un capital symbolique « autonomisé » du monde réel ou, autrement dit, essentiellement lié aux entreprises du capitalisme numérique qui les exploitent2>. Les mêmes actaires promeuvent également le « web 3 » (Jack Dorsey, l'ancien PDG de Twitter, parle même de « Web 5 ») afin de s'approprier la valeur du travail non-numérique et rémunéré d'autrui dans une devise numérique autonomisée.

La quête de l'être humain augmenté depuis des institutions totales : de la « pureté logicielle » à la dépression

Mais le sujet qui m'intéresse ici est la dépression caractérisant des internautes dont le comportement peut être inapproprié et donc modéré (souvent sans discussion, sans justice réparatrice, voire sous la forme d'une humiliation publique). Ce billet s'inscrit donc dans la continuité de « La maltraitance numérique » : une fois établi le statut des victimes de la maltraitance numérique, comment les identifier et en quoi notre réponse communautaire peut-elle être inadéquate, voire nocive ? Ces personnes sont-elles malveillantes ou tout simplement en souffrance ? Méritent-elles d'être punies par des communautés proprement modérées, et surtout dans quelle mesure d'éventuelles cultures punitives peuvent-elles répercuter sur l'ensemble de l'internet le problème combattu localement ? Quel est cet imaginaire spectaculaire de l'humain augmenté et comment peut-il mener à des formes de dépression, voire à des pulsions suicidaires ?

Les utilisataires de 4chan tentent de produire un imaginaire de « power user » parallèle et antagoniste à celui d'Apple. Alors qu'Apple met en avant des étudiant·es brillant·es et blanc·hes utilisant des ordinateurs (chez les hommes) et des iPad (chez les femmes) pour reproduire leurs capitaux, notamment en lien avec les coûteuses et prestigieuses universités états-uniennes, sans lésiner sur l'iconographie calviniste (une salle d'accueil du public dans leurs bureaux au 1, Infinity Loop étant surmontée d'un éclairage circulaire, en forme d'auréole) ni sur le thème de l'humain augmenté (l'escalier en colimaçon de l'Apple Store de Shibuya étant marqué dans une plaque de verre dépoli, dessinant une double hélice d'ADN stylisée), 4chan mise sur une thématique antagoniste misogyne, masculiniste, individualiste, et infernale. À l'usage d'un MacBook pour avoir l'air littéralement brillant·e et voué·e aux sphères du pouvoir, symbolisant la prédestination à l'élection des parents dans la vie (des enfants) après la mort, le sacré religieux se joignant au sacré social en tant que solidarité inconditionnelle d'une société envers ses membres « élu·es » via l'entrée aux grandes écoles, auquel s'oppose celui de technologies pour accroître son pouvoir via des institutions numériques autonomes fictives, notamment via une forme de damnation et donc de destruction de son propre corps, se superpose une opposition entre l'usage fictivement « communautaire », voire « exclusif » de matériel Apple, marque des individus les mieux dotés en capital culturel, et celui purement individuel d'une chambre dont l'image obscure et teintée des lueurs vertes d'un écran de terminal se superpose presque à l'obscurité éclairée par les braises d'un monde souterrain.

Au final, les utilisataires de 4chan tentent d'opposer leur propre élitisme à celui de l'entreprise Apple, à travers un sentiment de jalousie et d'abandon parental, en produisant un imaginaire victimaire diamétralement opposé. Ces personnes peuvent avoir des antécédents de maltraitance et donc adopter un principe spectaculaire d'exclusion performative d'autrui, ce qui leur fait adopter et reproduire des comportements de maltraitance colatérale. Il y a ainsi la violence des investisseur·euses, puis celle des institutions (école, famille…), puis celle des utilisataires de 4chan qui peuvent exploser sur des réseaux sociaux plus ou moins modérés. Mais une modération confondant force et violence peut les confiner à des plateformes d'intoxication de notre sociabilité comme Twitter ou, justement, 4chan, ce qui ne résout pas le problème. Des institutions du monde réel, comme des établissements psychiatriques, ou une aide sociale à l'enfance fonctionnelle, peuvent remplir un rôle parfois intenable pour certaines communautés en ligne (comme me l'a dit un membre des tildes, « en dessous de 16 ans ça semble ingérable »). Mais cette jalousie donne lieu à un élitisme quasiment symétrique à celui du marketing d'Apple : les ordinateurs doivent donc permettent de réaliser des tâches inaccessibles au commun des mortel·les.

Cet élitisme se caractérise donc par l'usage de logiciels inaccessibles. Ceci a deux conséquences : premièrement, un rapport réactionnaire aux ordinateurs, contradictoire dans le cas d'utilisataires libristes, puisque les logiciels libres visent à rendre de plus en plus de tâches accessibles à des utilisataires non-techniques. Par exemple, il est très facile de renommer un grand nombre de fichiers avec Emacs : il suffit d'ouvrir son dossier avec la même combinaison de macros que pour un fichier texte (C-x C-f), puis de rendre le buffer modifiable (C-x C-q), pour pouvoir utiliser une simple fonction de chercher-remplacer (M-%). Des utilisataires se targuant de pouvoir modifier un millier de fichiers en quelques minutes – une compétence moins utile à ma tante que celle de pouvoir faire sauter une contravention, au temps pour l'humain augmenté – s'opposeront donc aux progrès de l'état de l'art, c'est-à-dire des logiciels libres.

Mais la situation se complique dans le cas de logiciels de communication, puisqu'iels recherchent des logiciels de communication inaccessibles au commun des mortel·les, ce qui les isolera mécaniquement de leurs communautés locales. Iels pourront trouver sur IRC ou sur XMPP des communautés de techies, ainsi que de personnes partageant leurs idées, les enferrant dans une culture de l'isolement, mais pas avec leurs camarades de classe, leurs collègues, etc. Le refus d'utiliser WhatsApp est parfaitement compréhensible et même louable, mais demander à son entourage d'utiliser Signal, un logiciel sécurisé, respectueux de la vie privée, et accessible est déjà compliqué ; cet imaginaire de l'humain augmenté les amène donc à se retrouver isolé·es.

Or Durkheim a montré que les membres des catégories de la population les plus isolées étaient les plus à risque de se suicider (Durkheim, 1897). On peut donc voir que cet imaginaire spectaculaire de l'être humain augmenté (l'enjeu reste d'imposer sa domination en étant vu·e en train d'utiliser un terminal), et la fréquentation des plateformes où il se développe, peut être corrélé à des formes de dépression, voire de suicide. L'écrasement des adversaires restant lié cinématographiquement à la spectacularisation de l'être humain augmenté, on peut voir ces personnes provoquer des représentant·es de cet entre-soi symétrique et « ennemi » de manière embarrassante.

L'être humain augmenté existe-t-il ?

Ceci étant dit, l'être humain augmenté existe-t-il ? Je pense que oui, malheureusement. Les affordances du capitalisme numérique, qui consistera toujours, par définition, à faire travailler autrui à la place des investisseur·euses, à leur constituer un « revenu passif » (terme permettant de devenir une ordure littéralement responsable individuellement de plusieurs suicides sans vraiment devoir prendre conscience de cette inconfortable vérité), mènent à une recherche spectaculaire de l'humain augmenté qui diminuera en réalité les capacités des victimes de ces investisseur·euses. L'incapacité de surmonter des difficultés – dont l'apprentissage, comme pour le vélo, passe par une première étape de frustration, accompagnée du stress de ne pas surmonter l'épreuve, avant que l'habitude ne crée un circuit de la récompense dès que l'on détache son vélo – déviera les victimes de ces plateformes vers leur dopamine facile, récompensant la visibilité et le paraître, orientant donc la plupart de leurs actions vers cette quête chiffrée et omniprésente (s'opposant donc à toute pratique de self-care ou de care) de la forme la plus vulgaire de capital symbolique, puisque les notifications en temps réel pour l'engagement de nos publications, que tout nous pousse à accroître dans toutes les métriques possibles et ce y compris sous la forme de réponses incendiaires puisque ces chiffres, qui mis bout-à-bout apparaissent dans des bilans d'activité et signifient donc des investissements plus importants pour ces plateformes, favorisent la visibilité de l'algorithme et donc la viabilité d'un petit commerce, sont dans les formes d'emprise les plus graves indistinguables du rapport que leur équivalent économique – pauvre ayant des difficultés à gérer son budget, nouveau riche… – entretiendrait avec de l'argent réel. On peut imaginer que les personnes utilisant des ordinateurs pour paraître augmenté·es, ou fréquenter d'obscures sphères de pouvoir inaccessibles à des mortel·les trop occupé·es à vivre leurs vies, auront un niveau de diplôme inférieur et au sein de chaque niveau de diplôme un revenu médian inférieur et un taux de chômage supérieur. Ce phénomène touche en réalité tou·tes les utilisataires des « réseaux sociaux » : pour caricaturer, les affordances remplissant des fonctions sociales tendront à les remplacer, surtout auprès des utilisataires de ces plateformes, car elles seront plus disponibles et plus prévisibles. Mais aussi significativement plus faibles. Je crois ainsi que des communautés numériques parfaites n'auraient pas besoin de moteurs de recherche. Ce phénomène est donc propre à ces plateformes de sociabilité toxique, caractérisées par la brièveté des messages, assumée ou dissimulée (par exemple, les stories sur Instagram doivent être affichées dans leur intégralité sur un écran de téléphone ; les utilisataires seront donc d'autant plus influent·es que leurs stories seront courtes), ainsi que par le déclassement des messages contenant des liens externes, propres donc à la reproduction du capital culturel ; les hyperliens unissant le web comme les affordances de partage, d'abonnement, et de like unissent les utilisataires d'un « réseau social » dans un format centralisé, monétisé, et surveillé, il existe bien un web (ou « un internet ») composé de cinq sites web comportant des captures d'écran vers chaque autre, et plusieurs autres webs, s'appuyant sur des affordances numériques, et comprenant donc largement plus d'hyperliens vers d'autres sites web et même vers d'autres protocoles (comme les emails et Gemini).

Comment accéder à cet internet ? Je pense que la question est avant tout celle de la densité en affordances, qui sont pour rappel des entités non-humaines permettant d'agir. Les interfaces les plus accessibles, tant en termes d'infrastructures techniques que de handicaps, celles avec lesquelles je suis par ailleurs le plus familiarisée, sont les dispositifs d'entrée et de sortie de texte, soit les claviers et (en général et dans cet exemple) les écrans3.

Du point de vue de la sortie, la densité en affordances est grosso modo celle de la densité en informations. C'est pour cette raison que l'expérience sur IRC est inégalée : ses utilisataires deviennent rapidement capables de trier plusieurs centaines de messages par minute ; ce protocole étant purement textuel, il n'empêche pas de partager des images (souvent sur des infrastructures communautaires) mais favorise le changement de sujet et évite donc les temps morts. Par ailleurs, ce protocole est plus associé au terminal qu'à des interfaces graphiques, et une ligne de texte contient généralement ainsi un pseudo, un timestamp, et un message. Un écran classique peut donc contenir une cinquantaine de messages.

Il en va de même avec Elfeed, le lecteur de flux d'Emacs. Un flux est à peu près une liste des titres des billets de blog auxquels on est abonné·e, groupés selon les mots-clés ou les catégories auxquels ils sont associés, par ordre chronologique décroissant. Un lecteur de flux littéralement intégré à un éditeur de texte peut afficher 60 publications sur un écran classique, que je peux trier plus finement en ajoutant ou en excluant les mots-clés auxquels ces flux sont associés.

Je parlerai ensuite de la densité en affordances d'entrée que je connais, à travers Emacs. Ce logiciel permet d'exécuter des fonctions « globales » grâce à des combinaisons comme C-x C-f, qui permet d'ouvrir un fichier, et d'autres comme M-x denote-link, qui permet d'insérer un lien dans un système de connaissances personnelles. Par défaut, Emacs propose 10 000 commandes accessibles via M-x, et ce logiciel est exceptionnellement extensible, au point que j'ai remplacé son gestionnaire de paquets, package.el, par un autre plus moderne, straight.el. Chaque mode dispose ensuite de ses affordances internes, invoquées via C-c : dans Org-mode, qui caractérise les fichiers finissant par .org, C-c C-x @ permet d'ajouter des références bibliographiques, C-c C-x f permet d'ajouter des notes de bas de page, C-c C-t permet de marquer une tâche comme faite, C-c C-e permet d'exporter un document au format texte, PDF, ODT, ICS, Markdown, etc. Emacs étant conçu pour être particulièrement extensible, le système de paquets permet d'ajouter d'autres formats, comme les formats ePub, Gemini, MediaWiki, etc.

Le web étant un protocole fondamentalement spectaculaire puisqu'il est impossible d'y publier sans que des décisions ne soient prises concernant la présentation de nos publications, utiliser Emacs et le format Org-mode permet de se concentrer sur la rédaction du texte, dans une interface puissante gérant l'insertion d'entrées bibliographiques (gérées grâce à Zotero, voir en annexe). Constater en tant qu'écrivain·e qu'aucun format ne serait sacré, qu'un livre n'a que la valeur de ce qu'il nous permet de faire et de ressentir, qu'il peut donc être corné et annoté, permet, comme l'internet devait par ailleurs le faire, de ramener l'avoir et le paraître à de l'être.

Hors du domaine de l'écriture, on voit par ailleurs des personnes disposant de moyens économiques tout à fait ordinaires faire des vidéos très intéressantes et donc facilement faire passer des idées assez denses. Tout un ensemble de techniques (auxquelles je ne suis pas habituée) leur permet de réaliser douze fois plus de vues sur une seule vidéo que moi sur l'ensemble de mon blog. Ces personnes peuvent donc aussi être considérées comme des « power users », une synthèse idéale pouvant être des universitaires réalisant des vidéos ou/et des podcasts, comme Hacking Social ou la plateforme de podcasts Spectre. Ces formats rendent les connaissances universitaires d'autant plus accessibles à des personnes n'ayant pas forcément le temps de lire mes billets de blog, et donc à des pauvres ayant tout intérêt à obtenir les moyens de pouvoir le faire, représentant ainsi une forme de pouvoir – dans le sens le plus politique – propre à l'internet et particulièrement puissante.

Références

Bourdieu P., 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit (Le sens commun), 670 p. Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale. une chronique du salariat, Paris, Fayard (L’espace du politique), 490 p. Debord G., 1967, La société du spectacle, Buchet/Chastel, 106 boulevard du Montparnasse, Paris, 221 p. Durkheim É., 1897, Le suicide : étude de sociologie, Félix Alcan, Paris. Goffman E., 1961, Asiles. étude sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit (Le sens commun), 452 p. Hybels R.C., 1995, « On legitimacy, legitimation, and organizations: a critical review and integrative theoretical model », Academy of management proceedings, 1995, 1, p. 241‑245.

Annexe

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   (t csl "revue-francaise-de-sociologie.csl" "revue-francaise-de-sociologie.csl")
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1 Le problème n'est pas seulement le projet initial du capitalisme, qui représentait avant tout une fuite de l'Ancien Régime, caractérisée par un équilibre entre le pôle travail et le pôle capital. Le pôle travail a ainsi assez rapidement revendiqué un socialisme autogestionnaire – socialisme ou barbarie – en tant que modèle politique alternatif car le prix du capitalisme semblait être le paupérisme, c'est-à-dire la misère qui suivait « de manière presque parfaite les pays en puissance et en richesse ». La recherche et le développement industriels, moteurs de progrès privés, auraient ainsi pu (et dû) être remplacés par un secteur de recherche et de développement publics : le capitalisme pouvait être évité (et peut toujours être remplacé) ; c'est le cas de Cuba, qui a développé cinq vaccins dans le domaine public, sans technologie ARNm et donc sans imposer le respect d'une chaîne du froid, permettant ainsi de faire vacciner les citoyen·nes des États (notamment africains) encore inscrits dans des relations de domination post-coloniale. 2 Une vieille stratégie : le programme « from the womb to the tomb » des entreprises paternalistes du XIX^e siècle s'attachaient leurs ouvrièr·es en leur garantissant des avantages, comme une sécurité sociale, à la naissance, qu'ils perdaient donc en allant travailler pour une autre société. Cf. le chapitre 5 du livre « Les métamorphoses de la question sociale » (Castel, 1995). 3 Je n'ai pas d'expérience avec des technologies pour personnes déficientes visuelles.

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#InfodumpThursday

Des enquêteurs en Géorgie ont constaté que Trump avait accédé aux logiciels de machines de vote électronique. Je crois qu'il a prétendu que l'élection était truquée en faveur d'Hillary Clinton mais je suis sûre qu'il a dit qu'elle lui avait été volée lorsqu'il a perdu contre Joe Biden, appelant ses électaires les plus radicalisé·es à tenter un coup d'État (une révolution de droite, donc fasciste) au Capitole des États-Unis. On passera sur le fait que c'est lui qui a tenté de voler cette élection avec sa tentative de coup d'État : cette raclure inverse tout, et ce n'est pas la seule.

Chéri, ne lis pas la phrase suivante. J'ai recouvert les QR codes des affiches avec les citations de la comédie musicale Hamilton avec des stickers de Framasoft en sortant des JDLL car c'étaient des affiches du groupe La Rose Blanche, un groupe de fascistes antivax. Désolée. Mais le père Noël existe, ses lutins t'ont fait un circuit de train Brio. Le père Noël est vraiment très gentil. On a donc des personnes prétendant défendre la liberté pour manipuler des personnes mal informées, les contrôler, afin de fragiliser la démocratie et éventuellement de mettre en place un État policier, de donner les pleins pouvoirs à Marine Le Pen, etc.

Un autre exemple concerne la « cancel culture ». D'une, on est en France, donc tu parles la langue officielle, espèce de sombre merde. Le niveau d'anglais des Français·es est catastrophique, les contenus anglophones ne leur sont pas toujours accessibles et notamment pas aux plus pauvres. De deux, on n'« annule » pas des gens mais des événements. L'intoxication de nos relations sociales par les plateformes de communication promues, il y a dix ans, par les chaînes de télévision qui te paient aujourd'hui pour ta médiocrité intellectuelle ne relève même pas du dévoiement de nos revendications politiques anticapitalistes en une sémantique de la radicalité et de la pureté morale, l'antithèse, donc, de la morale en tant qu'intelligence communautaire individuelle (l'éthique étant l'intelligence communautaire collective), mais vraiment du comportement assez classique de personnes maltraitées par ces plateformes que ton employeur, je le répète, a promues avant de te promouvoir, toi. On a bien une pratique militante qui consiste à boycotter des agresseur·euses sexuel·les, mais on veut aussi pardonner, je ne sais pas comment le dire autrement, on veut nous aussi écouter Doja Cat et jouer à Cyberpunk 2077. Doja Cat a fait acte de réparation, comme DaBaby, et apparemment ça a du sens pour la communauté LGBTQIA+ donc on les remet en soirée. À l'inverse, il est ironique que des éditorialistes et chroniqueur·euses sans valeurs ni culture parlent de « cancel culture » pour étiqueter comme déviantes à peu près toutes les luttes pour le progrès, ce que vise évidemment la recherche scientifique et ce que visait également le capitalisme (dans le contexte des tutelles féodales). J'en parlerai dans un prochain billet. La première annulation proprement dite à laquelle j'ai assisté était celle des concerts de Bertrand Cantat, j'étais dans une boucle SMS pour faire annuler son concert à Grenoble. Certains actes sont impardonnables : cet homme a battu sa conjointe à mort. Il n'y a pas de retour en arrière possible. On ne ressuscite pas les mort·es. Mais le terme d'« annulation » est bien à prendre au sens littéral, au sujet d'événements : on annule des événements comme pratique militante. Aux Nuits de Fourvière, une troupe de cirque est venue il y a quelques années pour faire des black faces, la pratique de se teindre le visage en noir pour imiter des personnes noires, souvent à des fins comiques racistes. Cette pratique trouve justement ses origines dans les États du Sud des États-Unis, dans des régions, donc, esclavagistes : j'ai lu quelque part que les maîtres d'esclaves y étaient minoritaires et mal perçus (encore heureux) et j'imagine que cette pratique visait à mieux faire accepter leurs crimes. J'ai vu passer des appels à intervenir pendant l'événement. De même, le mangaka de « Love Hina » et « Negima », des séries atterrantes romantisant les agressions sexuelles entre des personnes mineures, est passé cette année à Japan Expo. Des otaku, cosplayeur·euses, etc. y ont distribué des tracts et avaient prévu de huer sa présence. Puis de partir. S'iels avaient pu le faire, iels auraient certainement fait annuler l'événement. Bah quoi, vous soutenez des pédophiles ?

L'extrême-droite met donc la gauche dans le rôle qu'elle occupe réellement, puis prétend le combattre : c'est Trump qui a truqué les élections, c'est le groupe La Rose Blanche qui veut limiter nos libertés, ce sont les médias bourgeois qui détruisent des militant·es pour des messages envoyés sur Twitter (Le Monde par exemple a consacré un encadré à un statut Facebook publié par une membre du secrétariat national de l'Unef, une personne qui, je le rappelle, est étudiante et peut donc faire des erreurs, indépendamment même de la mauvaise foi effarante de l'article en lui-même – qui était la Une du quotidien national). Mais elle prétend également incarner ce qu'elle combat en réalité : le Front National se dit proche du peuple et lorsque les député·es Les Républicains huent Olivier Véran (ministre délégué chargé du renouveau démocratique, porte-parole du gouvernement) alors qu'il répond à une question de Jérôme Guedj (Nupes) en le traitant de « socialiste », Marine Le Pen lance, avec son arrogance coutumière, « On va vous laisser ! ». Il ne s'agit pas de relativiser le danger du fascisme mais son imposture : dans l'extrait référencé, c'est bien Marine Le Pen qui se joint aux quolibets du groupe Les Républicains. Le nom même du Front National vient d'un groupe de résistant·es, c'est-à-dire de patriotes organisé·es pour détruire les infrastructures d'une occupation dont se réclament les sympathisant·es actuel·les de ce parti ; tentant ainsi de « dédiaboliser » une pauvre organisation terroriste ainsi personnifiée et auto-victimisée, Le Pen le renomme « Rassemblement national », alors que ce parti est justement à l'origine des tensions agitant notre pays : à la fois car le fascisme croît évidemment sur les tensions sociales qu'il entretient, mais aussi car le second tour des présidentielles n'est désormais plus que l'alliance quinquennale du fascisme et du capitalisme pour prendre nos droits, jusqu'au jour, sans doute proche, où le fruit sera mûr et où la bourgeoisie française tentera directement de le faire élire (c'est déjà plus ou moins le cas si l'on observe le temps d'audience du Front National et le temps de discussion de sujets comme le port du hijab par rapport aux enjeux qui font réellement descendre les français·es dans la rue, comme la crise climatique actuelle et la réforme des retraites (cf. à ce sujet les podcasts de jor sur les élections, notamment l'épisode 2, qui traite des médias et des éléments de langage concernant les mobilisations sociales, allant de la « prise d'otages » au « baroud d'honneur »)). Notons enfin le nom du parti d'Éric Zemmour, « Reconquête », alors que c'est bien le camp des travailleur·euses qui devrait reconquérir ce qu'il a perdu : le RMI, les retraites, l'école, bref tous les services publics en train d'être privatisés (la loi de Spica impliquant que les pays ne disposant pas de contre-pouvoirs suffisants deviennent des pays du tiers-monde). On ne peut donc pas simplement prendre Éric Zemmour pour un gros débile : c'est un politicien compétent, une ordure certes, mais parfaitement consciente de ce qu'elle fait et plus consciente, en réalité, que vous de la situation et des intérêts qu'elle peut y trouver. (De même, Bernard Cazeneuve a écrit ce passionnant rapport sur le Rwanda, que je lirai quand j'en aurai le temps : une classe politique faisant semblant d'être complètement débile a succédé à un président ayant payé son coiffeur 10,000€/mois pour le faire ressembler, à dessein, à l'être le moins crédible et charismatique du monde.)

Pourquoi l'extrême-droite fait-elle ça ? Quel intérêt y trouve-t-elle ?

Option 1 : c'est pratique. Elle sait parfaitement ce qu'elle fait, elle n'a plus qu'à dire que c'est nous qui le faisons, et inversement.

Option 2 : afin de semer le trouble. L'objectif est aussi de perdre l'électorat, qu'il ne sache plus où donner de la tête. Qu'il abandonne l'idée même de s'informer puisque la réalité martelée par les médias bourgeois entre en contradiction avec le bon sens le plus élémentaire. Un électorat désinformé est un électorat qui vote contre ses intérêts, pour les menteurs les plus séduisants, et donc pour les candidat·es de la bourgeoisie, allant du banquier à la fasciste et donc du moins au plus autoritaire, comme des consommataires mal informé·es achètent des produits vus dans des publicités sur Instagram. Bref, il suffit ensuite aux médias bourgeois de mettre en valeur des candidat·es pour que des électaires désinformé·es votent en leur faveur.

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#ExtrêmeDroite #Teneo

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